Lettres du Docteur Lamote.

 Lettre 15

Eugène écrit :

6-04-1937 

Vous aurez de suite remarqué que nous sommes les heureux possesseurs d’une machine à écrire, un outil de travail que vous trouverez dans la maison d’un médecin. C’est aussi la seule chose, mise à part l’épouse et éventuellement les enfants, pour laquelle on reçoit une indemnité, soit 400 Fr. par an !

 

Eugène remercie une fois de plus sa famille pour l’envoi de livres, en particulier pour Ars Medici.

 

Partout où nous venons, nous nous installons au mieux. De loin on voit notre antenne. Partout, on fait ajouter une véranda à notre sombolo, de sorte que toute la journée nous puissions profiter de la nature du bon Dieu. Nous jouissons ici aussi d’une belle vue sur la vallée de la Lukula.

Devant nous, aussi loin qu’on puisse voir, une profonde vallée, les villages groupés tout autour des collines.

Le soleil étale ses rayons en larges faisceaux sur la brousse verdoyante et sur le vert plus foncé du fond boisé de la vallée.

Chaque jour nous apporte un ou deux œufs frais, car nous voyageons actuellement avec une vingtaine de poules pondeuses. C’est l’occasion de nombreuses palabres. Certaines poules meurent de soif en chemin. D’autres sont victimes d’un prédateur (une espèce de loutre).

Quoiqu’il en soit, c’est finalement le Noir qui est responsable de la basse-cour qui écope...

Le crépuscule s’annonce et il n’est que six heures et quart.

Et chaque fois, un sentiment confus, une sorte de mélancolie s’empare de nous, comme chez nous en hiver quand tombe le crépuscule. Une chanson nous parvient d’un poste allemand, loin quelque part en Europe.

Existe-t-il encore de telles merveilles ? Nous nous le demandons. Les chœurs, le théâtre, le cinéma, c’est tellement loin tout ça. Mais, par dessus tout, les soirées autour de la chaleur du poêle, les éclats de voix pendant les jeux de cartes et tous les bruits qui emplissent notre maison et que je n’entends plus au réveil, ou quand je lis un livre.

Mais le temps file si vite, une année déjà, c’est un tiers de notre terme. J’ai l’impression que les trois années passeront comme rien.

Chaque jour j’exerce ma voix. Ce que je crie ? « Niama( animal), tuffi( merde), nzoba( fou), makako (un singe), katuka (fous le camp), pesa jendi mbata (donne-lui un coup) ». Vous devriez m’entendre !

Pas plus tard qu’avant-hier, quand j’ai eu une crevaison due au mauvais état des routes dans ce coin-ci. Tout le village tremblait. Mais ne

vous y trompez pas, des gros mots pour leur faire peur, mais comme toujours : résultat zéro.

 

Recensement

 

L’essentiel de ma tâche consiste à crier des noms et à noter les absents. Ensuite j’appose ma signature sur toutes les cartes.

Lorsqu’on trouve un malade, on lui donne d’abord une fiche de traitement, puis il est inscrit au registre, puis sur une liste, et finalement il peut recevoir ses piqûres. Bien entendu, je laisse le gros du travail aux infirmiers qui s’en tirent beaucoup mieux pour autant que je ne sois pas trop regardant.

On n’aurait pas dû gaspiller tout cet argent en envoyant des médecins au Congo, un garde fort en gueule qui sait lire et écrire s’en tirerait mieux

...Eugène demande qu’on lui envoie des livres de médecine.

 

Je n’ai encore rien dit de la chasse. Ce soir, à cinq minutes d’ici, avec Gaby,

nous sommes allés voir les singes jouer dans les arbres. Ils sautent d’une branche à l’autre en s’enfonçant dans les bois.

C’est une des rares contrées en Afrique où vivent autant d’éléphants. La semaine passée ils sont passés tout à côté du sombolo. Ils se rendent d’un bois à l’autre, mais restent toujours dans la zone comprise entre la Lukula et l’Inzia. Les indigènes osent à peine traverser les bois. Hier, les Noirs qui venaient pour la consultation, se sont enfuis en chemin.

 

Il est question de construire notre maison ici.

On vous annoncera quand nous aurons vu notre premier éléphant. Et aussi quand le premier piquet pour notre maison aura été planté.

La chasse se limite pour le moment aux pigeons et aux perdrix. Jusqu’à présent je n’ai encore que deux singes sur la conscience, mais beaucoup de « pamba ».

Nous allions vous envoyer une peau de léopard, mais la Poste nous l’a refusée parce qu’elle n’était pas dans une caisse en zinc. Avez-vous bien reçu la peau de serpent ? Les peaux de singes ne valent rien, nous en avions déjà quatre et avons dû les jeter car elles perdent leurs poils.

...

Gaby donne des nouvelles du bébé et ajoute :

C’est le petit boy, Kipulu, un gamin de treize ans, qui le fait rire le plus. Il nous imite en répétant après nous tous les petits noms : «  Janot, mon lapin, ma puce, mon chou... ». Et il ajoute : « Tant de noms pour un si petit enfant ? ». C’est un gamin très serviable.

La semaine dernière nous avons été obligés de renvoyer notre boy Basile qui devenait trop têtu et n’écoutait plus.

Il nous reste Michel, le cuisinier qui fait tout le travail avec Kipulu et un autre jeune nommé Lengu-Lengu. Nous donnons 10 Fr. de plus à Michel, c’est à dire 60 Fr. par mois + 7 Fr. par semaine. Il doit payer Lengu-Lengu avec ça.

Kipulu n’est pas payé par mois, mais reçoit 5 Fr. par semaine.

Le travail n’a jamais été aussi bien fait parce que le grand peut commander le petit.

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