Lettres du docteur Lamote

 Lettre N° 23

19-11-37

Eugène écrit, et insiste pour qu’on leur envoie de la lecture.

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La semaine dernière nous avons tué un petit cochon. Toute une semaine du pâté de foie, du boudin, de la tête pressée, des côtelettes, quel délice.

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Gaby compte se rendre à Banningville à la mi-janvier pour l’accouchement. Il y a un médecin et un hôpital.

Si c’est une fille on l’appellera Magda. Pour un garçon nous n’avons pas encore de nom.

Sinon pas de nouvelles.

La construction de notre maison se poursuit, il est temps pardi ! Après-demain nous allons y jeter un coup d’œil.

 

Entre temps nous voyageons de village en village, mais en camionnette, et, c’est peut-être une idée, mais en une demi-heure tout est chargé pour aller plus loin.

Je me demande si nous supporterons de rester plus d’une semaine au même endroit.

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Vous expédier quelque chose du Congo en provenance de cette région-ci ne vaut vraiment pas la peine. Il n’y a quasi pas d’ivoire. Des statuettes indigènes, des couteaux ouvragés, des nattes, un arc et des flèches, ce sont des objets qu’on ne trouve pas dans tout notre Cercle de 28.000 habitants. Voilà six mois qu’ils n’ont pas abattu de léopard. J’avais pensé vous envoyer des oiseaux empaillés, mais ils sont complètement déchiquetés par les balles.

Vous ne devez donc pas attendre grand-chose de ce côté-là.

Nous-même ne possédons que quelques porte-couteaux et d’autres babioles en ivoire, sans aucun intérêt. Les peaux de singe sont inutilisables car elles perdent leurs poils. Même chose pour les autres peaux. Il faudrait trouver quelqu’un capable de bien les préparer.

 

Et la chasse ?

Je progresse. J’ai déjà abattu une dizaine de singes.

Quand j’ai terminé mon boulot vers quatre heures et demie, j’enfile ma tenue brune, je confie mon fusil au petit boy et nous nous rendons en forêt.

Les singes vivent près des cours d’eau, ici dans notre région, entre la Lukula et l’Inzia. Ils s’ébattent dans la cime des arbres, là où l’eau et les marécages

assurent la tranquillité. Mais le soir, ils s’enhardissent jusqu’à la lisière du bois, là où croissent les petits arbres. De loin on les entend voltiger dans les branches.

Je crois qu’il n’existe aucun autre bruit que les Noirs connaissent aussi bien : « Makako » murmurent-ils en retenant leur souffle. Pour eux, c’est la viande qu’ils préfèrent. Alors on se dirige prudemment vers le bruit, posant un pied devant l’autre sans faire craquer le bois mort. Si tout va bien on arrive sous l’arbre où ils sautent et font leurs pirouettes d’un tronc à l’autre. Il n’y a pas de plus beau spectacle qu’une dizaine de singes, ignorant notre présence, qui se nourrissent de fruits et de feuilles, qui s’épouillent ou se battent. Ne bougeons pas, où ils fuient au sommet de l’arbre pour se laisser glisser le long du tronc de l’arbre voisin, mais c’est pour remonter dans l’arbre suivant, et une seconde plus tard ils ont disparu en nous lançant des cris d’injures.

Le Noir est le grand ennemi de tout ce qui vit, et chaque animal reste toujours sur son qui-vive.

L’attrait de la chasse réside dans l’approche silencieuse. Si vous y parvenez, les jeunes singes vous considéreraient comme une curiosité, parce que je crois que la plupart d’entre eux n’ont jamais vu de Blancs.

Du matin au soir, palper des Noirs, signer des cartes, ponctions lombaires, puis étudier un peu, et enfin une petite promenade. Et les jours passent vite. Et la fin du terme approche.

Ce midi nous retournons à Mokamo, notre résidence dans un dispensaire désaffecté de la C.K., deux pièces, sol cimenté.

Je suis curieux de voir notre potager. Quand nous sommes partis il y a 20

jours, la laitue était prometteuse, j’avais repiqué des choux, des navets, des tomates, etc. Gaby avait même mangé quatre radis. Nous y avons vingt cinq pigeons, tellement familiers qu’un d’entre eux venait picorer l’oreille de Jantje. Et une cinquantaine de poulets sans œufs. Bref, une véritable ferme.  

 

 

 

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Je crois que nous pourrons emménager dans notre maison au mois de mars, à un endroit nommé Kiamfu, à 15 km de Mokamo.

L’endroit est très beau, au milieu des palmiers et la maison promet d’être magnifique.

Demain dimanche, nous nous y rendons. Lundi et mardi nous allons à Yassa. Le Père Supérieur de la mission, le Père Van Shingen, vient d’être nommé Evêque, et depuis son départ nous n’y sommes plus les bienvenus.  

Autrefois, lorsqu’un noir était malade, il n’avait que la Mission pour le secourir. Cependant, depuis la venue de la Foréami avec nous, la Mission a perdu son monopole et elle n’arrive pas à digérer cette nouvelle situation. Surtout qu’elle n’accepte pas d’être surveillée. Maintenant, l’autorité de la Foréami vient parfois en inspection : raison de plus pour provoquer la colère.

En Belgique, les missions jouissent d’une excellente réputation, mais vues sur le terrain, une correction s’impose.

Tout d’abord pour les missionnaires eux-mêmes, je crois.

Ici à Yassa, vivent 1.500 habitants, principalement des garçons dans les écoles. Ils n’ont pas à manger et souvent ils sont squelettiques si leur famille ne leur apporte du poisson séché ou un bout de viande séchée.

Ensuite les filles, au nombre de 500, parmi lesquelles il n’y en a pas dix qui

ont leur tête à la mission. Ici  la coutume veut qu’une fille, avant de se marier avec un garçon catholique, séjourne au moins un an dans la Mission. Pour elle ça veut dire : ne plus se rendre en forêt, plus de pêche, être enfermée dans un internat très stricte et par dessus tout crever de faim. Nombreuses sont celles qui entrent en bonne santé dans la mission et qui y maigrissent et tombent malades.

Ensuite il y a 500 catéchumènes dans un village, des familles qui ne doivent rester que  trois mois.

On n’y décèle pas beaucoup d’enthousiasme. Et, une fois de plus le Noir est bête. Non, jamais on n’arrivera à en faire quelque chose de ces races. Il y a bien des exceptions, mais après quelques temps, ils deviennent tellement stupides que c’est innommable. Ils ne sont pas accessibles au progrès. D’ailleurs, travailler est superflu. C’est comme une aumône pour les Blancs.

Chacun trouve sa nourriture pour rien, le port de vêtements tient de la parade et d’ailleurs ils préfèrent se promener à l’aise avec seulement un cache-sexe.

Pourquoi travailler ? Si demain, le Blanc est parti, ils retombent instantanément dans leur stade initial fait d’assassinats et d'exactions, ceci vaut autant pour les chrétiens que les autres.

On rencontre journellement l’esclavage. Quelqu’un emprunte de l’argent, s’il ne peut pas rembourser, il doit céder une fille ou une femme de sa famille au créancier.

Dans de nombreux villages, quelques bambutas, ou chefs de famille, ont tout à dire et disposent des membres de leur famille comme de leurs chèvres et leurs poules. Les filles sont échangées comme on échange un sac de sel. Mais n’allez pas croire que ces esclaves en souffrent puisque personne ne travaille.

Mais les Blancs n’en sauront rien, parce qu’ils cachent anxieusement tout cela. La superstition est omniprésente, chaque coq pond un œuf, tout le monde en est convaincu.

Et les ndokis, des êtres semblables à nos sorcières.

Un de nos agents vit un léopard sur sa route. C’est un mbuta disent les Noirs, qui s’est manifesté sous la forme d’un léopard  pour manger le boulamatari.

Ici au village, nous avons aussi un ndoki, une vieille femme qui ne peut pas vivre dans le village et possède une petite hutte dans le bois. Tout le monde l’évite : « Elle va nous manger » dit-on

Qu’on administre des poisons est sûr et certain, pourtant cette idée a beaucoup changé depuis la venue des Pères.

Il y a même un village, à 15 km d’ici, où habitent les ndokis, des vieux et des vieilles à foison. Là, ils ne peuvent plus exercer aucun mal. Aujourd’hui j’y ai encore envoyé un vieillard. C’est comme qui dirait un lieu de pèlerinage, mais ils y restent pour toujours. Toute personne qui a ne fussent que quelques cheveux blancs, ou pire, une barbe blanche, est soupçonné de sorcellerie et d’être mangeur d’homme. Manger ne signifie pas dévorer avec la bouche, mais vouloir du mal, jeter un mauvais sort à quelqu’un pour qu’il devienne malade et meure. Leur vie est pleine de ces croyances, et estimons-nous heureux de pas être un Noir.

Si vous en riez, ils rient avec vous. Mais même les catéchistes et les infirmiers en sont intoxiqués.