Lettres du Congo 2ième épisode

N°4

Eugène écrit :

Mbelo, (1936)

Ici, on n’est au courant de rien, pas de quotidien, pas de journal parlé, où en est la politique en Europe, nous n’en savons rien et on ne s’en préoccupe pas. Nous voici dans l’intimité, Gaby est à une table (modèle pliable Foréami). Elle écrit à la maison à Opwijk, ou à son Oncle Denis.

Nous sommes arrivés ce midi à douze heures dans un village nommé de Mbelo. Ce matin nous avons parcouru une étape de 18 km, mais quel mauvais chemin ! Un sentier très sinueux par lequel on devait se faufiler avec un tipoy de quatre mètres de long.

Ici, la difficulté d’un trajet s’exprime par le nombre de vallées qu’on doit traverser (des trous comme on dit ici en Kikongo). Nous en avions quatre sur notre chemin, dont trois étaient deux fois plus profondes que la vallée de la Meuse.

Il faut savoir que le moindre ruisseau coule à une profondeur de 150 mètres et plus. On descend de plus en plus, jusqu’à septante mètres et là l’herbe cède la place à la forêt qui remplit le fond de la vallée.

Une fois le cours d’eau traversé, on grimpe pour se retrouver à nouveau dans les hautes herbes. Gaby craint tellement les crevasses qu’elle refuse de rester dans le tipoy.

Vous pouvez vous imaginer combien les Noirs soufflent et halètent, et crient à tue tête dans le genre « aïe aïe aïe muganga (=docteur), aïe aïe, que c’est pénible ! ». Mais entre-temps ils remplissent leurs poumons, leurs coups de sifflet résonnent sur les pentes de la vallée.

Arrivés en terrain plat, ils atteignent facilement une vitesse de 12 à 15 km/h.

Ils chantent d’automobiles, ils vocifèrent comme des charretiers et filent à travers les hautes herbes tandis que celles-ci fouettent votre visage et vous donnent l’impression qu’il vient de pleuvoir, mais ce n’est autre que la sueur dégoulinant des torses nus des porteurs tout au long du trajet !

Après le déjeuner, Gaby s’est installée sous un arbre parce que le sombolo puait la chèvre.

En l’absence des Blancs, les abris que sont les sombolos, une sorte de kiosque, sont occupés par les chèvres du village.

Entre-temps, j’ai visité deux villages à une douzaine de kilomètres d’ici, en tipoy bien entendu. « Maweeë » chantent les Noirs.

Au menu ce soir, deux pigeonneaux (prix : 4 Fr.).

Avec nous, tout va bien, sauf que j’ai souffert d’un mal de gorge qui m’a rendu aphone au moment de notre visite à la mission de Jassa



Devant le sombolo, le petit boy montre un Mpukulu (Thryonomys swinderianus, Grass Cutter)

Maintenant ça va mieux et je peux de nouveau vociférer contre les indigènes lorsqu’ils ne veulent pas se taire.

Devant moi sur la table, un bouquet de fleurs (les fleurs sont très rares ici) rouges.

Le jeune hibou qui actuellement constitue notre basse-cour avec un coq et une poule, se porte à merveille. En une semaine, il s’est mis à ressembler à un chat, avec de belles oreilles qu’il redresse lorsqu’il est irrité et de fines moustaches.

Les boys sont jaloux de la pitance qu’on lui sert, notamment les viscères des poulets.

Les Noirs dans cette région n’ont vraiment pas grand-chose.

Maintenant, c’est la saison des sauterelles, une délicatesse, paraît-il, mais aussi difficile à attraper qu’un papillon rare. Ils les attrapent avec une branche de palmier dénudée, sauf quelques feuilles terminales qu’ils tissent pour en faire une tapette. Çà et là, dans la brousse, on voit des enfants et des femmes poursuivre des sauterelles rouges.

Les chenilles constituent une autre délicatesse. Les arbres en sont débarrassés par les Noirs.

Ils se nourrissent aussi d’une sorte de rat, « mpuku ». En chemin, nous avons croisé des femmes qui les cherchaient dans la brousse. Ces rats vivent comme les lapins chez nous,

dans des terriers. Pour les attraper, elles creusent jusqu’à deux ou trois mètres de profondeur sur plusieurs mètres de longueur et lorsqu’elles ne trouvent rien elles disent : « Ksalu pamba », travail pour rien. « Pamba » signifie « pour rien ». C’est souvent pamba au Congo.

A Kimbimbi, j’ai eu l’occasion d’observer le menu du repas du soir : du luku (pâte de farine


de manioc), et un bout de saleté qu’un enfant mangeait avec le plus grand délice. Vu de plus près, c’était un morceau de peau d’un rat, tout était avalé y compris la fourrure.

On ne trouve vraiment rien ici, ni fruits (mis à part quelques bananes et ananas introduits par les missionnaires), ni légumes.

La région où nous sommes actuellement compte beaucoup de malades, surtout à cause de l’ankylostome (un vers parasite). C’est parfois terrible à voir, les Noirs se traînent, ils deviennent brun clair et même jaunes, de vrais squelettes minés par la galle et les djiques. Les médicaments restent sans effets.

Un bon morceau de viande serait beaucoup plus efficace.

Dimanche une mère amène son bébé mourant âgé d’un mois. La grand-mère avait, pendant que les parents étaient en forêt, gavé l’enfant avec du luku, un mets qui « cale » l’estomac. C’est une habitude idiote : dès le premier mois ils servent aux bébés tout ce qu’ils trouvent tourné en de petites boulettes qu’ils enfoncent au fond du gosier comme pour des oisillons.

La maladie du sommeil est très rare ici, jusqu’à présent je n’ ai trouvé que trois cas sur cinq mille habitants, tandis qu’autrefois ils mouraient par centaines. Des villages où jadis on comptait cinq à six cents habitants sont réduits à une vingtaine de huttes. Des villages entiers ont été exterminés. Jusqu’en 1915-16, où trois médecins ont injectés bon gré mal gré toute la population.

En 1923, on peut considérer que la maladie était éradiquée.

Ce que la Foréami vient faire ici, je n’en sais rien.

Encore un truc « pamba » : tous ces registres et certificats. J’en suis déjà à 60 kilos de registres.

Enfin, c’est de l’argent facilement gagné  « quoiqu’il en soit ! ».

Voilà, nous sommes continuellement sur la route et nous ne voyons pas le temps passer. Depuis la dernière missive, nous avons déjà campé à deux endroits différents. Après-demain, nous allons à Gobari, ensuite, encore plus au Nord.

A six heures du matin, hors du lit, le soir à huit heures et demie on s’affale de fatigue.



Outarde

La vie en brousse est comme on la fait soi-même, mais une demi-journée sans travail est d’un ennui mortel.

Quoi qu’il en soit, on n’a plus de pommes de terre et on y est presque habitué. Trois choses remplacent la pomme de terre: la patate douce, la racine d’une liane oléagineuse, et celle du manioc rouge. Nous alternons : l’une est moins sucrée que l’autre. J’ai quelque peu maigri car je perds mon alliance depuis la disette de pommes de terre.

Si j’avais un fusil, je pourrais de temps en temps tirer un pigeon ou une outarde, ça me ferait une distraction.

Je sens que je commence à aspirer à retourner à la maison, ici on parle du cafard, on a plus d’appétit, on boit d’autant plus...

Heureusement qu’il y a une mission catholique toute proche. Nous pourrons souvent assister à la Messe. Nous y sommes allés, mêlés aux noirs, partageant leur odeur corporelle !?!  Les mamans approchent le banc de communion avec leurs bébés au sein, tandis que l ‘un ou l’autre se met à brailler.

Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, sont agenouillés dans un grand sombolo qui fait office d’église.

 Les deux premiers termes se déroulèrent dans le secteur du Bas-Kwilu.





Lettre N° 5

Eugène écrit :

Kisala, mercredi 29-07-36

Nous sommes ici à l’écart sur la route de Bulunga  vers Fumumputu (Masi-Manimba, 7 km plus loin), à mi-chemin entre la Gobari et la Kafi dans un village appelé  Kisala, où se trouve un sombolo.

En l’absence de Blancs, le sombolo est un abri pour les chèvres.

Depuis samedi soir nous hébergeons un Père, et hier nous avons assisté à la messe, c’est la première fois depuis deux mois.
 

Ce soir, vers 8h ½ un véhicule se présente avec une nonette, toute de blanc vêtue, elle se rend de Leverville à Gingingi.

Vite, vite, vite, on rassemble les boys, on traîne un lit dans une des classes. Il est 21 :00 h

, elle dort sans doute déjà, elle a mangé le restant du hachis de chèvre préparé comme du hachis de volaille, à tel point que le Père qui est un habitué, pensait qu’il s’agissait à nouveau de volaille.

Ici c’est la brousse. Tous nos bagages sont rassemblés dans le sombolo : nos malles, une demi douzaine de caisses et lorsque je fais le compte, j’arrive à 22, plus qu’à notre départ à Anvers.
 

Comment se fait-il que tous nos « sandukus » sont ici.

Nous avons été transférés au Cercle de Jassa, après avoir séjourné un mois et demi à Zaba.

Vous trouverez facilement  la région que nous devons prospecter sur la carte. Au sud, la route Zumumputu- Putubumba-Bulungu.

 A l’ouest, les rivières Kafi, Lukula et Inzia.

A l’est la rivière Gobari.


Comme vous pouvez le constater, nous sommes tout au sud de notre terrain et notre tâche y est terminée.
 

Maintenant nous allons à Kialu, puis à Mbelo, et etc, ce territoire fait environ 35 km de large, nous le prospectons en zig zag jusqu’à la mission de Jassa.

Nous nous rapprochons de la Mission, où résident 5 Pères et 4 religieuses.

Nous espérons y arriver dans trois ou quatre mois.
 

Maintenant que Gaby attend un bébé pour le mois de décembre, elle aspire à une résidence fixe au lieu d’être trimbalée en tipoy de sombolo en sombolo. Mais un autre problème se pose. Tant qu’Eugène et Gaby ne disposent pas d’une automobile, le pied-à-terre ne les intéresse pas. En effet, pour rejoindre leurs pénates après une journée de travail, il leur faudrait plusieurs heures ou plusieurs jours de tipoy.

La maison, aussi bien que le véhicule sont promis. Mais, suivons les évènements....
 

Nous nous portons très bien. Nous avons beaucoup de travail.

Ici, pas de maladie du sommeil, mais beaucoup d’enfants meurent à cause des vers. Chaque matin, une vingtaine de patients se présentent ici pour un vermifuge.
 

Mais à côté de cela nous faisons le recensement des villages. Par exemple à Kisala, nous avons fait venir tous les villages des environs, (jusqu’à deux heures de marche). Un jour se sont deux villages qui viennent, le jour suivant, trois. Samedi, ils étaient six villages, près de huit cents habitants.

Tous ces individus doivent être enregistrés : le nom, le pseudonyme, l’âge et leurs maladies sont consignés dans un registre. Çà, c’est une première chose, secundo, ils reçoivent chacun une carte (un certificat) avec mention des données décrites ci-dessus et avec ma signature.

Qu’est-il advenu ce mois-ci de ma signature après l’avoir apposée sept mille fois ?
 

Gaby est mon clerc sans solde et bénévole, il nous arrive de faire le recensement à qui sera le plus rapide : moi avec les certificats et elle avec le registre. Elle gagne à tous les coups. Qu’est-ce qu’elle écrit vite !

Nos journées se passent en écritures. Une fois la tâche terminée, on saute dans le tipoy et on recommence ailleurs.

Nous sommes poursuivis du matin au soir, pressés d’en finir. On rêve de Noirs qui nous font avaler des certificats, d’infirmiers qui font circuler de faux certificats. Nous utilisons les

cartes ratées comme papier-cul. Gaby amasse les registres sous son oreiller pour dormir.
 
Nous examinons des centaines de Noirs, et çà et là on en trouve un, fruit d’un portugais. Notre tâche peut être très amusante, dans la mesure où on y met soi-même du plaisir.

 Voici déjà un mois que n’avons toujours pas de pommes de terre. Je survis grâce à l’idée que pour un bac de patates rabougries on paie 80 Fr. tandis que pour le même volume de « patates des indigènes », ça ne nous coûte que 6 Fr. Entendons-nous bien, les patates des indigènes sont les racines d’une liane poussant en forêt qui se tortille comme un serpent, de la grosseur d’une cuisse d’enfant et qui fait 1 ½ mètre de long.

Lorsque nous sommes seuls, nous nous contentons d’un potage à base de légumes frais locaux. A part le sakasaka (=feuilles de manioc), il n’y a rien d’autre. Les feuilles sont cuites à petit feu pendant trois heures. Elles ont un arrière-goût de tabac. Gaby en raffole.

Nous en mangeons accompagnées de riz et d’un poulet cuit dans l’huile de palme. Parfois trois fois par semaine, fois deux, étant donné que nous mangeons la même chose midi et soir. A part ça, Gaby a décidé de ne plus maigrir.
 

Pour le moment nous élevons un jeune hibou qui baille à voix haute durant toute la nuit. Nous lui donnons les viscères de notre pain quotidien : le poulet. Il devient une belle bête. Il me rappelle l’élevage des oisillons en Europe, chaque fois que j’enfonce un morceau de nourriture dans son bec, entre deux certificats.
 

Hier, pendant le recensement d’un village, un Noir accourt, suivi de tout un attroupement, le sang lui dégoulinait de partout. Il avait été attaqué par un léopard et avait bien dix plaies profondes à côté d’une vingtaine plus petites. Gaby a travaillé toute l’après-midi à le panser.  

Le léopard a été tué hier soir, et ce matin nous sommes allés voir la bête avec le véhicule du R.Père à deux heures d’ici.
Nous l’avons photographié.

Nous qui pensions qu’il n’y avait plus d’animaux sauvages au Congo, mais il paraît qu’on voit de temps en temps un léopard, et même des éléphants.

Le caméléon que nous avions à Kilunda a disparu !

 Comment va la préparation des confitures et la stérilisation des fruits : fraises, cerises, griottes, prunes, baies de genévrier, pommes, poires.

 Adieu vous tous, fruits de notre sol Flamand ! J’ai le mal du pays !

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